Passer à la recherche
image podcast

La Première

-

Info

Les coulisses du pouvoir

Indignation sélective face aux blocages des agriculteurs

5 min

| Publié le 30/01/24

Nos indignations à propos des blocages et des mobilisations sont-elles sélectives ? La mobilisation des agriculteurs subit en tous cas beaucoup moins de critiques que les mobilisations syndicales dans les grands médias et sur les médias sociaux. Une autoroute bloquée, un feu de palette qui détériore la voirie. Une centaine de manifestants et toute une région sont bloqués. On n'est pas à Daussoulx, mais à Cheratte en 2015. Des syndicalistes de la FGTB manifestent. Ils subissent une pluie de critiques. "Prise d’otage" est le terme qui revient le plus souvent dans les éditoriaux de presse. A leur droit de grève, on leur oppose la liberté de déplacement et de travail. Sur les réseaux sociaux, les syndicalistes sont dépeints comme des alcooliques accrochés à leurs canettes, ou comme des fainéants qui prennent un jour de grève comme un jour de congé pour aller faire cuire des saucisses sur un barbecue improvisé. Plus grave, on les accuse d’être des criminels, d’avoir causé la mort d’une personne qui n’a pu se rendre à temps à l'hôpital. Une plainte sera déposée, les syndicalistes seront blanchis par la justice. Par contre, la justice les condamnera à des peines de prison avec sursis et des amendes pour entrave méchante à la circulation. Ces derniers jours, des scènes similaires se sont produites, mais les vestes rouges, vertes ou bleues des syndicats ont été remplacées par celles des syndicats agricoles. Des autoroutes sont bloquées, des pneus et des palettes brûlent. Pire qu'à Cheratte, c’est même un échangeur, donc deux autoroutes qui ont été bloquées par quelques centaines d’agriculteurs. Et pourtant, dans la presse, pas d’éditoriaux hurlant à la prise d’otage, pas, ou très peu d’insultes et de caricatures sur les réseaux sociaux. Pas d’action de la justice pour entrave méchante à la circulation. La mobilisation des agriculteurs apparaît plus sympathique que celle des syndicalistes. Oui, et pourtant elle n’est sans doute pas moins clivante, nous le verrons. Mais ce contraste révèle combien nous sommes naturellement victimes de préjugés sur les luttes sociales, des préjugés souvent très anciens d’ailleurs. Depuis le 19ème siècle au moins, les mobilisations ouvrières sont l’objet d'attaques virulentes dans une partie de la presse, on retrouve déjà les accusations d’ivrognerie, d’ignorance, de fainéantise prêtée à la classe ouvrière. Plus généralement, nous avons tendance à juger du bien-fondé des moyens d’une mobilisation en fonction de la sympathie que l’on a pour la cause et les buts poursuivis. La sympathie dont semble bénéficier le mouvement des agriculteurs repose sur trois arguments souvent croisés sur les réseaux sociaux. Ils feraient un métier indispensable, ils travailleraient dur et ils seraient apolitiques. Ce n’est pas faux, les agriculteurs travaillent dur, font un métier indispensable et ne sont pas politisés comme les syndicats. Eh bien, il faut nuancer cela. D’abord, de nombreux ouvriers, enseignants, professions de santé que l’on retrouve dans les manifs travaillent dur aussi. Pour la plupart, ils font un métier tout aussi indispensable. Ces deux arguments reposent largement sur des procès d’intention. Enfin, il y a cette nature apolitique de la mobilisation des agriculteurs. Là aussi, il faut nuancer. Les grands syndicats agricoles ont eux aussi des relais dans les partis. Traditionnellement plutôt au MR et chez Les Engagés, l’ex-PSC. Il est vrai que ces liens sont moins marqués que dans l’action commune que la FGTB forme avec le PS. Mais la politique et l’idéologie ne sont pas absentes. Céline Tellier, ministre écolo de l’environnement, interrompue et huée par les agriculteurs dans le JT hier, peut en témoigner. Les agriculteurs qui dénoncent l’écologie punitive ou les diktats verts se mobilisent autour d’un clivage politique majeur de la campagne. Ceux qui dénoncent l’ultralibéralisme de la commission font aussi de la politique. Il ne s’agit pas ici de faire une hiérarchie des causes politiques entre agriculteurs, ouvriers, service public. Elles ont toutes leur légitimité, mais d’observer combien nos réactions à des mouvements sociaux peuvent être variables en fonction de nos propres inclinaisons politiques. C’est un biais naturel et sans doute impossible à surmonter. Mais cette disproportion des réactions devrait tout de même nous inviter à remettre en cause nos indignations sélectives et à nous interroger sur nos préjugés politiques. C'est vrai pour tout le monde, et encore plus vrai dans les grands médias qui doivent traiter ces mouvements sociaux avec la plus grande impartialité possible.